Le Prix du premier recueil de poèmes 2022 a été attribué à Hortense Raynal pour Ruralités paru en 2021 aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune.
Il lui a été remis à Paris le 23 novembre 2022.
Discours de présentation par Jean-Pierre Lemaire
Ruralités : ce titre annonce un recueil qui nous dépayse et nous « repayse » à la fois, un recueil tout imprégné des odeurs de l’Aubrac et de l’enfance qui s’y rattache. L’auteure, cependant, ne cède pas aux facilités d’une nostalgie naïve : elle cherche la juste distance entre ce pays, sa langue première, trouée par le mutisme des choses et des gens, son enfance qui a fréquenté les fermes, et la langue qu’elle a apprise ensuite, la ville où elle écrit d’habitude. Aussi pourrait-on dire que les odeurs sont ici respirées non dans les mots, mais entre les mots qui s’interrompent, dans les suspens d’une phrase qui s’interroge pour se demander si elle est fidèle à la vie, sachant que « de toute façon la vie, c’est souvent du silence. » (p.34). « Qui sommes-nous pour écrire la vie ? », demande encore l’auteure (p. 39) – et la poésie est précieuse en ce qu’elle respecte les silences qui répondent à ces questions dans le rythme des vers. La langue d’Hortense Raynal sait en tout cas garder la saveur d’expressions qui viennent de loin : « les enfants qui (…) avaient les poules à fermer le soir » (dans le poulailler), p.61. Elle recueille aussi des métaphores comme celle-ci : « Il paraît que quand il neige, les anciens disent que c’est le « vertige horizontal ». » (p.39). Toutefois, son livre est loin de se réduire à un recueil d’expressions pittoresques venues de la campagne et de l’enfance : ce type d’intérêt impliquerait un recul, une distance esthétique prise par un écrivain étranger à ce milieu, et qui verrait là une sorte de folklore, comme Proust relevant avec délices les incorrections et les mots anciens de Françoise. « Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère », écrit Annie Ernaux (La place, Folio, p.62). Or Hortense Raynal reste solidaire de ce milieu rural auquel la rattachent toujours des liens familiaux. Elle ne se contente d’ailleurs pas de rapporter ce qui lui vient de ce terroir ; elle invente elle-même des métaphores à la fois surprenantes et justes qui supposent de longs étés passés au contact des choses, comme ces « fraîches prunes / écrasées (…) étoilées de guêpes » (p.57).
La langue poétique qui s’élabore ainsi ne provient pas seulement de prélèvements sur un idiome local mais d’un échange, qui est à la fois celui d’un silence et celui d’un savoir : « Là / au milieu des choses muettes, je n’ai pas parlé. » (p.11) ; et « Je sais mal les champs / Mais peut-être les champs me sauront-ils » (p.58). Pour brasser tout cela, l’expérience de performeuse et de comédienne que possède Hortense Raynal l’aide à inventer un nouveau langage, marqué par l’oralité, les répétitions, le plaisir d’énumérer les noms propres de gares (p.13 : « l’intercité numéro 8796 au départ de Brive-la-Gaillarde / desservira les gares de… ») ou de lieux (p.28 : « Rouquayrols Cornuéjouls Crassous… »), voire de noms communs (p.33 : « Par-dessus les gretzches et par-delà la trapelle / Les foins sont séchés et toi t’es dessus ») ; un langage caractérisé aussi par l’omission des articles (la langue d’oc, nous dit-elle p.50, faisait l’économie des prépositions), par des coupures de mots incongrues en fin de vers (p.76 : « Poignets perfo / –rés de lavandes. » ; « morceau ru / –gueux de pierres rouges »), par un usage original du « point non final » (p.5 : « comme si tu. / allais revenir demain. » ; « Cet évier où tu. /m’as lavée gamine, / à l’époque où pour toi. / la baignoire était un luxe impensable. »). On trouve encore de jolis néologismes qui « francisent » tardivement un sigle de voiture devenue mythique pour notre génération (p.53 : « quatrelle avec la fleur sur le levier à vitesse »). A travers ces inventions, qui font parfois penser à celles de James Sacré, c’est bien une voix qu’on entend, une voix qui nous entraîne à travers ses sauts, ses ruptures et ses pauses. On la suit d’autant plus volontiers que les sensations et les souvenirs débouchent parfois sur une sagesse ou des vérités qui nous frappent par leur évidence profonde :
La nature a ses saisons comme les humains
à ce détail près qu’elle accepte
que le temps passe
que les choses et êtres disparaissent. (p.15)
Les générations ça fait qu’on loupe l’enfance des ancêtres (p.94)
-ou encore, avec une portée plus sociologique, qu’on pourrait rencontrer chez Annie Ernaux ou Virginie Despentes :
pas de salon chez eux
c’est bourgeois
une salle à manger sans salon
ça c’est paysan (p.100)
Cette lucidité, Hortense Raynal l’exerce également sur elle-même et son art, par exemple dans cette formule si juste qui mesure l’écart entre la perception esthétique, devenue malgré tout la sienne, et la connaissance véritable d’une terre : « Je sais le paysage je sais pas le pays / et que dire du pays dans un poème ? » (p.57) Le « comment dire » est donc une question permanente et c’est une question vraie, ne relevant pas d’une pure rhétorique intellectuelle mais d’une approche exigeante du réel – qui n’exclut pas la fantaisie. A sa manière originale, avec son enracinement propre, Hortense Raynal nous confirme que la réalité est, avec les mots, la grande affaire des poètes.
Jean-Pierre Lemaire
Discours d’Hortense Raynal
Je remercie Jean-Pierre Lemaire pour ce regard aiguisé sur ma jeune œuvre. Je remercie la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé, ainsi que leurs fondateurs eux-même, pour la distinction dont elle a bien voulu m’honorer, et en réalité surtout honorer mon texte. Je remercie le Comité qui l’a lu avec attention. Enfin, je vous remercie tous et toutes de votre présence ce soir.
Je me souviens de mon premier sujet de dissertation en arrivant en classe préparatoire en 2015 : “Dans quelle mesure une œuvre échappe-t-elle à son auteur ?”, ici l’œuvre a bien échappé à son autrice. Ma gratitude est profonde. Faire un premier livre, c’est constater à mesure que le temps passe combien son livre est vivant. “Aucun livre n’est immobile”, écrit la poétesse et romancière Cécile Coulon. Ruralités fait plus que ne pas être immobile, il court, saute, fait des bonds, se transforme, se métamorphose. Grâce notamment au travail de toutes celles et tous ceux qui œuvrent aux Carnets du Dessert de Lune, ma maison d’édition, hébergée à La Factorie, Maison de Poésie de Normandie, dont je ne remercierai jamais assez toute l’équipe tant la résidence de décembre 2020 – la première de toute ma vie – a joué un rôle fondamental. Un merci tout particulier à Nadine Buraud, éditrice unique en son genre. Un remerciement évidemment à Alexis Pelletier, avec qui j’ai travaillé à la mise en page de Ruralités, et qui a été un des premiers à repérer le manuscrit. Le livre se métamorphose, ce n’est pas une image : Ruralités a deux couvertures, reçoit des prix un sur sa quatrième et un ce soir, porte des bandeaux… Bref, il fait sa vie !
Laissez-moi donc vous raconter son Histoire, puisque chaque vie mérite d’être racontée. L’histoire de Ruralités commence certainement dans l’enfance et ses territoires innocents,
Rien ne sert de la lutte qui ne dit pas tout à fait “oui” à la vie qui attend car restent coincées jambes dans enfance / Quand le père dit al lietch à la gamine, celle sous les foins. / Foins maintenant au fond des poumons car / restent coincés poumons dans enfance / -éternue- / Va dehors doré, dehors doré, les foins aïe les pieds, nus c’est sec c’est lourd c’est chaud c’est juillet encore c’est tracteur c’est fourche c’est trois kilomètres comme ça sans le permis engins c’est pommes de terre à planter avec l’index / c’est la terre sèche / c’est les Causses la mère écosse/ les petits pois pendant que la fille lit pourquoi ? La gamine avec paille dans cheveux reste coincée dans enfance, elle sait pas.
se poursuit dans le regard de mes parents qui m’ont accompagnée et m’accompagnent encore aujourd’hui dans cette salle, qui m’ont ouvert des portes, qui ont dit “oui, c’est ouvert”, “oui, rêve”, continue dans un deuil qui a été déclencheur. Un monde disparaissait. Il fallait s’en ressaisir par l’écriture. Témoigner de l’interfuit comme dit Barthes, de ce “ça-a-été”. Tout est ensuite allé très vite, sans comprendre vraiment, j’ai donné forme à l’informe. Sans savoir ce que je faisais, j’écrivais. J’écrivais quelque chose.
C’est ce que je dis toujours quand, à de rares occasions tant mon expérience est encore toute petite, on me demande quand envoyer un manuscrit. Je dis qu’il est impossible de dire si c’est bon ou moyen, ou mauvais. Par contre, il est possible de dire quand il y a “quelque chose”. Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais qu’il y a quelque chose d’important. Quelque chose que l’autre peut sentir. Je place assez haut la valeur partage, adresse, dans l’écriture. Quelque chose que l’autre peut éprouver à son tour, qui va directement parler à la zone sensible d’autrui, sa zone joliment flou, et non pas à son intellect ou alors dans un second temps. Quelque chose comme si le texte brillait, ou était chaud, comme si le texte était vivant. J’ai écrit à Annie Ernaux, qui répond à toutes les lettres qu’elle reçoit. J’ai rencontré Marie-Hélène Lafon, qui m’a accordé de son temps pour parler du “flux et du reflux de la création” (ce sont ses mots).
J’avais alors 25 ans et tout cela me paraît fou aujourd’hui, parce que je savais. Je savais que j’allais faire un livre, tôt ou tard. On parle souvent des doutes, mais il y aussi ce petit point blanc qui brile à l’intérieur de nous et qui est de l’ordre de la certitude. Sinon on ne ferait pas tout ça. Mais en parlant des doutes, je remercie mes ami.e.s qui me soutiennent, les copains et les copines, c’est important. Les personnes qui organisent des micros-ouverts et en particulier ma première scène poétique. C’est toujours une histoire de porte ouverte, finalement.
En haut d’un sommet, on se dit
il faut de la place pour pouvoir exister.
Je remercie aussi toutes les autrices et tous les auteurs qui ne se situent pas dans une dynamique concurrentielle mais dans une dynamique d’échanges fructueux et féconds. Je pense à toutes celles et tous ceux qui ont envoyé leur recueil à la fondation en même temps que moi.
Enfin, pour compléter la liste des personnes écrivantes rencontrées qui ont joué un grand rôle : la romancière Carole Zalberg et le poète et romancier Antoine Wauters (qui a publié son premier livre dans la maison d’édition où sort en 2023 mon deuxième livre, “Nous sommes des marécages”), auprès de qui j’ai suivi une masterclass et qui ont été d’une incroyable humanité. Je remercie enfin la personne qui partage ma vie depuis 2019. En fait, “écrire la vie”, pour reprendre les mots d’Ernaux, c’est “s’y cogner de manière authentique”, pour reprendre ceux de ma mère. C’est ce que je faisais alors, très fort. Et c’est ce que je continue de faire, parce que c’est possible de le faire puisqu’on peut gagner sa vie en étant autrice. Je remercie à ce titre le CNL d’avoir mis en place une grille tarifaire. Je remercie toutes les autrices et tous les auteurs qui osent parler d’argent, tous les éditeurs qui versent correctement les droits.
Je souhaite revenir au deuil. Parce que c’est la mort de quelque chose que se crée un terreau fertile ou quelque chose peut naître. C’est elle qui soulève avec le plus d’acuité les questions fondamentales de l’existence. La création se joue bien souvent à l’endroit d’une mort, d’un choc ou d’un décalage. De là naît une suite infinie de joies que tout humain devrait pouvoir vivre. Les mots suffisent à peine pour vous dire combien c’est immense d’écrire.
Justement, les mots. Dans Ruralités, j’ai écrit dans une langue-matière. Une langue à toucher plus qu’à maîtriser : l’impuissance à nommer est un bon indice du trouble. J’ai écrit des poèmes qui oublient les prépositions, qui proposent des bribes occitanes, reliquat imparfait et sincère qui me reste.
comment ranger les paroles ? celles qui sont à garder
celles qui sont à oublier ?
et les enfants qui sont-ils s’ils oublient ?
S’ils oublient
Ils se taisent
seule la pluie continuera
les pâtures se seront pas aimées
elles ne seront que cantons
ah ça oui au cadastre la mémoire est vive
Mais sur la langue, dans le palais
c’est sec
pas d’oc
silence
Ce livre, c’est de la matière. Ce n’est pas un thème. Je n’écris pas sur, j’écris avec. Je vais citer un ami poète que j’ajoute ainsi à la liste des remerciements, Victor Malzac présent quasi dès le début, qui écrit que Ruralités possède un “verbe affirmatif”. Je crois que c’est là le mot le plus juste parmi tous les mots justes qu’il a prononcé. Oui, cette poésie affirme. Elle parle, elle dit. J’aime la poésie qui dit, la poésie de bouche. Qui déjoue ainsi les règles d’un écrit trop sage. J’aime l’idée qui ne faut pas trop savoir écrire correctement ; comme ça, on échappe au dangereux formatage des imaginaires.
Univoque non ça fuit de tous côtés. / Les nuits comme les jours sont peuplées d’énergies balbutiantes / de peaux électriques jamais repues / d’épuisements tapageurs morsures en broussailles / les corps ne sont jamais assez amples pour tout accueillir les abîmes ne sont pas assez abîmes / et l’apparition brutale d’une promesse de satiété ne remplit jamais le trou / mais ne fait que rafraîchir les irrépressibles faims. / Heureusement choses impalpables agrandissent l’existence.
Immanquablement, à propos de Ruralités, le mot transfuge arrive. Je ne m’égarerai pas à en parler trop longuement car il ouvre sur d’autres domaines que celui de la poésie. Et il est très complexe. Ce que je peux simplement en dire c’est que selon moi il induit un temps très linéaire, celui qu’on voudrait accorder à la vie, celui avec lequel on conceptualise la vie – et c’est bien normal sinon ce serait insupportable – un temps avec un point de départ, un point d’arrivée et une ligne entre les deux qui les lie. Point de départ géographique, point d’arrivée géographique lui aussi, une terre de départ et une terre d’arrivée peut-être moins terre que la précédente. Il se trouve cependant que le temps de la poésie est rond. C’est ce que j’aime à dire, et pas circulaire, car je vois la poésie, en général, et ma poésie comme de la forme, comme une forme. Pour moi, elle est définitivement affaire de synesthésie. Par exemple, je peux manger la poésie.
Que suis-je à côté de ce livre de recettes ? / Je n’ai pas démérité car je n’ai pas oublié la façon dont les fleurs sortaient de terre / La suite est un mouroir que vous aurez imaginé / comme si quelque chose disparaissait / que je ne peux pas dire ni manger / c’est pas comme la gelée / À quoi tout ça sert d’ailleurs si c’est pas dans le livre de recettes ?
Tout vient en même temps. Tout vient de manière synthétique, en synthèse et non pas en linéaire. C’est pourquoi je ne peux pas dire que ma poésie soit une poésie de transfuge, car trans, c’est le transport, la traversée. Il y a donc temps. Bien sur je ne nie pas le temps, il y a eu parcours, il y a eu trajectoire, simplement, ce n’est pas là l’essence. L’important c’est la présence de cette terre. Cette terre est bien présente dans le sens “être là”, mais aussi au sens elle est au temps présent. Cette terre rurale n’est pas derrière, comme elle serait dans ce qu’on voudrait attendre d’un transfuge. Elles sont bien là, accolées à d’autres, agglomérées à d’autres. Ce qui fait de la poétesse quelque chose de multiple, de mosaïque. Pas d’unitaire. Il est nécessaire de ne pas parler de moi mais de ma poésie, comme dirait Clément Rosset qui m’a marquée pour être l’une de mes lectures cet été, je suis “loin de moi”. Alors non désolée je n’accolerai pas le mot transfuge à mon nom, mon prénom. Je suis polysémie. La pensée est polysémie.
La constellation d’un moi, multiple, complexe et insaisissable, me conduit à écrire des choses bien différentes de Ruralités mais qui sont pourtant soeurs. Je continue d’être en mouvement, et d’ailleurs mon corps, par ma pratique de la scène, est instrument de pensée et d’écriture. Le sens que je mets dans l’écriture de la poésie, est celui-ci : le bonheur de se saisir de la langue, puis de s’en dessaisir. De la respecter au point de lui laisser la possibilité de tout faire. La poésie est une aventure, la poésie n’est pas sûre. Dans tous les sens du terme. J’investis la langue et la langue m’investis, (je reprends les mots d’un autre poète présent dans la salle) elle fabrique en moi une nouvelle forme, elle me donne une autre forme, une nouvelle forme à mes jours, au mouvement de la vie, à l’amour que j’éprouve et aux autres qui m’entourent. C’est une manière de voir la vie intense, parfois éprouvante, parfois fatigante, car tout fait sens, on est astreinte à une voracité continue.
Mais c’est la mienne, et jamais je n’arrêterai de vivre la vie poétique que je me suis donnée.
Hortense Raynal